Le Nouvel Obs | « La trahison ? Un motif récurrent de l’histoire américaine », par Viet Thanh Nguyen
A l’heure où l’on commémore les 50 ans de la fin de la guerre du Vietnam, et que Trump bouleverse le nouvel ordre mondial, l’écrivain Viet Thanh Nguyen s’interroge sur l’impérialisme américain et ce motif récurrent dans l’histoire du pays : la trahison.
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.
Beaucoup d’Américains ont le sentiment que Donald Trump est en train de trahir le pays en détruisant les valeurs américaines tant chéries. De nombreux alliés de l’Amérique se sentent eux aussi trahis, alors que Trump les abandonne, balayant des relations de partenariat pourtant installées depuis longtemps. Je suis un réfugié du Vietnam, ce Vietnam où il y a 50 ans, les Etats Unis ont justement laissé tomber leurs alliés du Sud Vietnam. Bref, en tant que réfugié, l’inconstance de la loyauté américaine, ou la constance de l’inconstance américaine par rapport à ces fameux principes, ne me surprend pas réellement. A vrai dire, le plus étonnant, c’est plutôt le profil des victimes qui se sentent trahies par l’Amérique : parmi elles, il y a aujourd’hui beaucoup de Blancs.
J’ai grandi dans une communauté de réfugiés qui ont fui vers les Etats Unis après la défaite du Sud Vietnam, le 30 avril 1975. Parmi nous, il y avait ce sentiment très fort que les Etats-Unis nous avaient trahis. Dans les termes de l’accord, conditionnant son retrait du Sud Vietnam en 1973 [les accords de Paris en 1973 ont fixé les modalités du désengagement américain, NDLR], les Etats Unis avaient promis de venir en aide au Sud Vietnam, qui avait été sommé de créer une force armée copiée sur celle des Etats-Unis, et de suivre la stratégie militaire dictée par les généraux américains. Mais quand en 1975, le Nord Vietnam enfonça le dernier clou, parachevant l’invasion finale, les Etats-Unis n’envoyèrent pas leurs bombardiers, ils ne fournirent ni les munitio, ni l’essence dont l’armée sud-vietnamienne avait si cruellement besoin pour ses avions, tanks et armes américaines…
Les Etats-Unis ont bien évacué 130 000 Sud-Vietnamiens, moi y compris. C’est ce qui amène le héros de mon roman « le Sympathisant » à faire ce constat : cette fameuse aide américaine n’aurait pas été nécessaire si, en premier lieu, les Etats-Unis n’avaient pas envahi le pays. Ce même sentiment est partagé, j’imagine, par les alliés afghans de l’Amérique, ou encore les Palestiniens, dont le calvaire ne pourrait être mieux illustré que par cette vision absurde et tragique, lors de l’assaut génocidaire d’Israël sur Gaza : ces palettes d’aides humanitaires américaines balancés via les airs, atterrissant dans un paysage dévasté par des bombes fournies par cette même Amérique. C’est ce qui explique la fureur des mouvements propalestiniens dans les facultés américaines. Où existe ce sentiment très fort que l’Amérique a toujours traité injustement les Palestiniens, privilégiant encore et toujours Israël. Toute cette rhétorique de l’Amérique se battant pour la liberté et la démocratie, cela semble une coquille vide pour des Palestiniens qui voient, eux, que l’Amérique soutient ce même Etat d’Israël qui les soumet à la colonisation et à l’apartheid.
Khalil, accusé d’aucun autre crime que d’être un Palestinien
L’arrestation de l’activiste palestinien Mahmoud Khalil a renforcé ce sentiment que toutes nos valeurs partent à vau-l’eau. Khalil n’a été accusé d’aucun autre crime que d’être un Palestinien, qui a pris la parole, publiquement. Le secrétaire d’Etat Marco Rubio veut aujourd’hui l’expulser, en utilisant un texte de loi obscur – et certainement anticonstitutionnel qui lui permet de déporter tous ceux qui le gênent, pour des raisons de politique étrangère. Trump a également exhumé le « Alien Enemies Act » de 1798 pour expulser, sans plus de procès, des Vénézuéliens considérés comme de présumés malfrats. Pour la Maison-Blanche, ils ne sont pas de simples criminels, mais des terroristes et des envahisseurs, « qui mènent une guerre illégale et des actes hostiles envers les Etats Unis ».
Nous devrions être terrifiés par le fait que le gouvernement américain déporte arbitrairement tous ceux qu’il a étiquetés comme « subversifs ». Mais nous devons nous rappeler que cette trahison des principes américains est tout sauf nouvelle. La trahison, c’est au contraire un motif récurrent dans l’histoire américaine. Je pense par exemple à l’expulsion d’Emma Goldman [militante anarchiste, 1869-1940 NDLR] et de 249 autres citoyens considérés comme « radicaux » par le gouvernement.
Pendant le XIXᵉ siècle, les peuples indigènes furent déportés en masse, contraints d’abandonner leurs terres pour rejoindre de lointaines réserves. Au XXᵉ siècle, juste après la crise de 1929, les victimes furent les Mexicains et les Mexicano-Américains : de 300 000 à 2 millions furent illégalement expulsés au Mexique, dont la majorité était pourtant des citoyens américains. Puis les cibles furent les Américains d’origine japonaise : 120 000 furent envoyés dans des camps de détention pendant la Seconde Guerre mondiale, eux aussi considérés comme des « Alien Enemy »(ennemis étrangers).
En fait, l’Amérique a toujours été assez prompte à trahir ses alliés. Tout cela remonte à l’origine même de ce pays, quand les premières colonies d’Européens ont conquis par la force ces terres qui deviendraient les Etats-Unis d’Amérique. Les indigènes qui avaient fraternisé ou négocié avec les colons européens seraient amenés plus tard à perdre toutes leurs terres et tous les traités conclus seraient systématiquement rompus.
Depuis toujours, les principes fondateurs de l’Amérique, la liberté, la démocratie, l’égalité, les opportunités économiques, bref tout ce qui a créé le mythe fondateur de « l’American dream », n’ont jamais été des valeurs qui s’étendaient à tous. Les femmes n’ont pu voter qu’en 1920. Lors de la déclaration d’indépendance, une clause de la Constitution stipule qu’un descendant d’esclave afro-américain ne vaut que 3/5 d’un citoyen blanc. Voilà pourquoi la disparition de Khalil – son kidnapping, dit sa femme – n’a rien de nouveau. Elle s’inscrit dans une longue histoire de trahisons, de ces enfants indigènes kidnappés de leurs familles pour les envoyés dans ces pensionnats chrétiens pour éradiquer leur culture indigène, au rapt d’esclaves venus d’Afrique.
Une dynamique d’assujettissement et de trahison
Pour les supporters de Trump et de son gouvernement, comme Elon Musk ou le mogul de la tech Peter Thiel, qui tous deux ont grandi en Afrique du Sud, il n’y a qu’une trahison qui vaille : la trahison envers les Blancs. Pour eux, toutes les politiques de « diversité, égalité inclusion », sont un nom de code pour « un racisme anti-Blanc », qui, selon eux, a contribué à « discriminer » les hommes blancs et à affaiblir les Etats-Unis. Autre chose : Trump a tendance à considérer les alliances comme un signe de faiblesse. Qui a besoin d’alliés, quand on est un homme fort, quand votre pays est un pouvoir impérialiste ? Trump ne veut pas d’alliés, mais des vassaux, des affidés.
L’histoire nous a montré que les trahisons américaines ne sont pas l’apanage de Trump. Il y a toujours eu cette volonté d’assujettir, tout cela remonte à un suprémacisme blanc triomphant et fier, qui dominait au XIXᵉ siècle. Le système a toujours toléré d’abriter en son sein quelques individus non-blancs, à condition qu’ils acceptent d’être assujettis. Qu’ils baissent la tête. Ceux-là, ils pourront même grimper aux positions les plus hautes. Comme la femme de J. D. Vance, Usha Vance, ou encore le nouveau directeur du FBI, Kash Patel, qui sont tous les deux d’origine indienne. Des exceptions comme cela, il peut y en avoir, certes, mais pas trop : ils jouent le rôle d’alibis.
Cette dynamique d’assujettissement et de trahison, elle est finalement la même dans notre politique étrangère : nous demandons toujours aux pays que nous conquerrons, soutenons, ou à nos alliés étrangers de faire allégeance. Ainsi, les Philippines, que les Etats Unis avaient supposément libérées du joug espagnol en 1898, pour ensuite les coloniser pendant les quarante-huit années qui suivraient. Le même scénario se répéterait ensuite au Sud Vietnam ou en Afghanistan. Ou en Irak. Ou en Ukraine.
Que les Etats Unis menacent de retirer leur aide à l’Ukraine, c’est tout sauf inédit. Qu’ils se débarrassent de leurs amis et alliés, pareil. La seule différence, c’est qu’en général, ces alliés, qu’on balayait d’une pichenette, ils n’étaient pas blancs. Aujourd’hui, toute l’Europe est abasourdie et choquée que l’Ami américain lui tourne le dos. Oui, c’est une trahison. Choquante. Mais il faut la recontextualiser dans l’histoire américaine, dans l’histoire globale, même et comprendre que ces mêmes Européens furent aussi les alliés de l’Amérique, quand il s’agissait de coloniser et de dominer des peuples non-blancs au XIXᵉ siècle.
Il y a eu un consensus européen et américain sur la légitimité de la colonisation, de la loi de l’empire, qui masquait la violence terrible qui s’exerçait contre le colonisé. Les non-blancs y ont vu une trahison de l’idéal des Lumières, liberté égalité fraternité, toutes ces valeurs magnifiques qu’on leur avait appris à l’école, l’école des colonisés.
Un nouvel ordre mondial dicté par un seigneur de guerre
Trump choque. Car il n’essaie même pas de se justifier, comme Biden le faisait, en invoquant les mânes d’un ordre mondial. Trump sait pertinemment que cet ordre mondial est totalement hypocrite, en témoigne le soutien indéfectible américain envers Israël, qui ne respecte aucune autre règle que celles qu’il établit. Trump fait pareil. Les seules règles, les seules lois auxquelles il obéit, ce sont celles qu’il a fixées. Ce que les Européens et les Américains ont toujours fait, par rapport aux colonisés — mais qu’ils n’ont jamais fait l’un envers l’autre.
Les Européens ont raison de se sentir trahis. Les voilà obligés de s’habituer à ce nouvel ordre mondial dicté par un seigneur de guerre, cet homme qui ne croit qu’en la force brutale. Mais ils ne devraient pas faire l’économie d’une réflexion sur cet ordre qu’ils ont eux aussi imposé, lors de leur passé colonial, qui leur a permis de construire leur richesse et leur stabilité.
Quant aux supporters américains de Trump, ils commencent à comprendre qu’eux aussi, on peut très facilement se passer d’eux. La politique économique de Trump va bénéficier surtout à une petite élite. Sa détermination à mener une guerre culturelle contre cette présumée horde « d’étrangers », va aussi se retourner contre ses supporteurs de couleurs, qui avaient mis en lui leurs espoirs.
Trump, et ce qu’il représente à l’étranger et chez nous, est destructeur. Mais face à cela, nous ne pouvons nous contenter de répéter l’hypocrisie du passé et du présent. Essayons plutôt de créer, ensemble, une alternative. Un espace où les gens de son genre n’auraient pas la possibilité de créer un monde seulement gouverné par la brutale logique d’un capitalisme nu.