Les gauchistes français épinglés par un lauréat du Pulitzer

Marianne Payot reviews The Committed for L’Express.

‘écrivain Viet Thanh Nguyen, en 2017.Primo Barol / Anadolu Agency (Photo by Primo Barol / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP)
Primo Barol /Anadolu Agency / AFP

Il n’avait pas quitté son pays depuis près de deux ans, et son premier séjour à l’étranger est pour la France. Un honneur dû, certes, à l’insistance de son éditeur, mais aussi à la teneur du roman de l’Américain d’origine vietnamienne qui se déroule exclusivement à Paris. Professeur de littérature à l’université de Caroline du Sud, Viet Thanh Nguyen, tout juste 50 ans mais en paraissant dix de moins, publie Le Dévoué (The Committed en anglais), prolongation du Sympathisant, récompensé en 2016 par le prix Pulitzer. Le héros de ce premier roman d’espionnage, un agent double infiltré, y fuyait le Vietnam pour les Etats-Unis lors de la chute de Saigon, en 1975. “Au départ, je n’avais pas prévu de suite, confie l’élégant universitaire, mais je me suis rendu compte que j’avais encore beaucoup de choses à dire sur le colonialisme, l’impérialisme et les traumatismes de mon espion. Avec Le Sympathisant, mon but était d’offenser le plus de gens possibles, les Américains et les Vietnamiens, anticommunistes comme communistes, je pense que j’ai réussi. Qui pouvais-je offenser d’autre ? Les Français !” 

Lieux mal famés de la capitale

On retrouve donc son agent à la solde des communistes, débarquant à Paris en 1981, au lendemain de l’élection de François Mitterrand. Né de père (un prêtre) français et de mère vietnamienne, Vo Danh (“sans nom”) – aussi surnommé Camus ou encore le Bâtard fou – s’installe chez une pseudo-tante, éditrice trotskiste amie et amante de tous les intellectuels de gauche, qu’il va bientôt alimenter en drogues diverses. Afin de subvenir à ses besoins, le narrateur travaille pour le Boss, un caïd à la tête d’une bande de dealers d’origine asiatique – une activité périlleuse qui lui occasionnera bien des déboires physiques. Viet Thanh Nguyen s’en donne à coeur joie dans cette passionnante tragi-comédie un rien déjantée.  

Nul doute, le romancier semble connaître comme sa poche le XIIIe arrondissement et les lieux mal famés de la capitale. Confirmation de l’intéressé : “J’adore Paris, j’y ai souvent séjourné depuis vingt ans, mais je n’ai pas voulu en donner une image romantique, ‘à l’américaine’ ; mon roman traite du Paris des immigrés et des réfugiés, loin de la carte postale. J’ai beaucoup puisé aussi dans la littérature, le cinéma et la musique de votre pays.” Voltaire, Sartre, Camus, Stendhal, Rousseau, Descartes, Dumas, Balzac, Césaire, Fanon, Deleuze, Foucault, Lacan, Derrida, Kristeva… la liste de ses lectures est impressionnante, entamées avant même le collège. “La France n’est-elle pas une puissance culturelle mondiale ?” s’amuse Nguyen qui, l’oeil perçant, écorche ici ou là quelques-unes de nos marottes, de la manifestationnite à la Hallidaymania (il lui préfère Dutronc). Plus sérieusement, il décoche de jolies piques aux gauchistes des années 1980 – ici un docteur maoïste, une avocate anarchiste ou encore un maire “socialiste rosé”, qui chanta jadis Hô Chi Minh.

Indochine fantasmée

“J’alterne, commente l’auteur. Dans Le Sympathisant, je m’attaquais à des gens de droite, là, je ridiculise des gens de gauche. Toutes les idéologies ont l’air merveilleuses aux yeux de ceux qui les ont créées, mais elles sont vite corrompues lors de leur mise en oeuvre.” De même brocarde-t-il le sentiment nostalgique de l’impérialisme qu’ont “presque tous les Français au fond de leur coeur, au fond de leur âme, au fond de leur Louvre”. Et revient sur l’image erronée d’une Indochine, colonie romantique et fantasmée, exempte des horreurs de la guerre. Mais si l’auteur parle des culpabilités collectives française et américaine, il n’épargne pas le peuple et le pouvoir vietnamiens. Citant Frantz Fanon (“Le colonisé est un persécuté qui rêve en permanence de devenir persécuteur”), il rappelle qu'”être une victime ne fait pas de vous forcément une meilleure personne, les révolutions anticoloniales reproduisent souvent la violence des colonisateurs”. Ce sera justement l’un des thèmes du troisième volet à venir des aventures de Vo Danh, le complexe et formidable antihéros de Nguyen, romancier totalement dévoué à la vérité historique.

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