Viet Thanh Nguyen is featured in an article about Asian American writers for Lemonde.
EnquêteAprès avoir été longtemps dans l’ombre, les romanciers d’origine asiatique voient, ces dernières années, leur identité se forger dans des ateliers d’écriture ou dans l’univers de la poésie, tout en s’inspirant des auteurs africains-américains.
En un seul livre, Un bref instant de splendeur (On Earth We’re Briefly Gorgeous), l’Américain Ocean Vuong a fait sensation. Dès sa sortie aux Etats-Unis en juin 2019, ce roman, intime et cru, où se mêlent des réflexions sur l’immigration vietnamienne, l’homosexualité et une description de la solitude et la jeunesse contemporaine, s’est placé dans la liste des meilleures ventes du New York Times.
Sorti en France mi-janvier chez Gallimard, le livre est déjà un succès d’estime. Un exploit pour le coup d’essai d’un romancier débutant. Mais un succès que de nombreux observateurs avaient anticipé, Ocean Vuong étant un nom familier des amateurs de poésie anglophone – il a reçu en 2017 le prestigieux prix T. S. Eliot. Au point que son roman fit, avant sa publication, l’objet d’enchères acharnées, qu’emporta l’éditeur Penguin Press (filiale du mastodonte Penguin Random House).
Charismatique, très présent sur les réseaux sociaux, Ocean Vuong, né au Vietnam en 1988, est un phénomène littéraire. Et, si l’on en croit les nombreux commentaires sur ses posts Instagram ou les avis enflammés au sujet d’Un bref instant de splendeur, un modèle pour des jeunes d’origine asiatique.
Héritiers d’histoires souvent oubliées
Comme Ocean Vuong ou Charles Yu, dont le roman Chinatown, intérieur, publié à la rentrée dernière en France par Aux Forges de Vulcain, a été récompensé en novembre par le National Book Award, de plus en plus de figures issues de cette communauté apparaissent dans les lettres nord-américaines. L’autrice de thrillers psychologiques aux parents hongkongais Celeste Ng – qui a signé le livre La Saison des feux (Sonatine) –, la Chinoise-Américaine Ling Ma, louée pour son premier roman, Les Enfiévrés (Mercure de France), la jeune écrivaine d’origine sud-coréenne R. O. Kwon, mais aussi la journaliste Jia Tolentino.
Tous se citent, se soutiennent, s’encouragent dans les journaux ou sur les réseaux sociaux. Et s’affirment comme les héritiers d’histoires particulières et souvent oubliées. Celles des Vietnamiens, Coréens ou Japonais marqués par les guerres qui les opposèrent au XXe siècle au géant américain ; des travailleurs chinois arrivés en masse au XIXe siècle puis bannis en 1882 par le Chinese Exclusion Act, avant d’être à nouveau bienvenus dans la seconde moitié du siècle dernier ; des Indonésiens, Philippins, Indiens… Ces mémoires, implantées dans les Korea, China ou Japan towns des métropoles américaines, constituent la sève de l’expérience asian-american : ambivalente, militante, douloureuse et batailleuse.Et, comme toujours aux Etats-Unis, l’émergence de ces voix immigrées est le fruit d’un long processus où se mêlent efforts individuels, travail d’associations militantes ou d’organisations communautaires, faits d’armes retentissants et actions qui restent dans l’ombre. Dans les années 1960 et 1970, le terme « Asiatique-Américain », calqué sur celui d’« Africain-Américain », apparaît et, d’emblée, s’accompagne d’une mouvance littéraire, alors très peu visible, qui sera institutionnalisée dans les universités deux décennies plus tard, analyse Paul Nadal, qui enseigne la littérature à l’université de Princeton
Figure de l’intelligentsia américaine
Le parcours du romancier Viet Thanh Nguyen, 49 ans, prix Pulitzer en 2016 pour Le Sympathisant (Belfond), illustre l’ouverture progressive de l’édition à ces nouvelles voix. Enfant, livré à lui-même par des parents immigrés vietnamiens qui travaillaient tout le temps, il trouve refuge dans les rayons de la bibliothèque.
« Je suis tombé amoureux des livres très jeune, raconte-t-il par téléphone, depuis Los Angeles, où il vit et enseigne à l’université de Californie du Sud, mais ça n’est que plus tard, en étudiant l’anglais et les “ethnic studies” à Berkeley, et en étant ainsi exposé pour la première fois au militantisme, notamment africain-américain, que j’ai compris que je pourrais réconcilier mon désir de littérature et mon envie grandissante de justice sociale et politique, et parler dans mon travail de ma famille et de mon expérience de réfugié. »
Ecrire devient, dès lors, un moyen pour lui de « rendre justice à l’histoire des réfugiés et du peuple vietnamien », ce qu’il fait dans Le Sympathisant. Mais, si le livre, paru en 2015, vendu à un million d’exemplaires dans le monde (dont 700 000 aux Etats-Unis) et aujourd’hui considéré comme un classique contemporain, a fait de son auteur une figure de l’intelligentsia américaine, le combat était loin d’être gagné. « Son agent avait envoyé le manuscrit à treize ou quatorze maisons, et nous avons été les seuls à enchérir, se souvient Peter Blackstock, l’éditeur, chez Grove Atlantic, de Viet Thanh Nguyen. C’est bizarre, car c’est une histoire tellement américaine et une voix si puissante… »
The Committed, dernier roman de Viet Thanh Nguyen chez Grove Atlantic
« Quand le livre a finalement trouvé preneur, se souvient Nguyen, j’ai appris que Peter était anglais, et je me suis dit que ça expliquait peut-être qu’il en ait eu une lecture différente de ses homologues américains. Mais j’ai vite découvert qu’il était en fait lui-même métis [sa mère est d’origine pendjabi et malaisienne]. » Dans une industrie littéraire aujourd’hui encore blanche à 85 % (selon une étude menée en 2019 par deux chercheurs de l’université de Boston), l’accession à des postes de pouvoir d’éditeurs, chefs de collection, directeurs de la communication ou du marketing issus de la diversité est, de l’avis général, le nerf de la guerre pour faire exister les mots des minorités ethniques.
Comme le souligne Peter Blackstock, « je crois qu’être fils d’immigrants affecte votre compréhension du monde et votre lecture d’un livre sur l’expérience des réfugiés. D’autant que, si Le Sympathisant a eu un rôle dans le renouveau de la littérature asiatique-américaine, Viet se tenait lui-même sur les épaules des grands écrivains africains-américains. Il a d’ailleurs appelé son fils Ellison, en hommage à Ralph Ellison, l’auteur d’Homme invisible, pour qui chantes-tu ? », ouvrage majeur de la littérature afro-américaines.
Un sens de la communauté très fort
Si des auteurs asiatiques-américains se font connaître à intervalles réguliers depuis quarante ans dans le monde anglo-saxon, Viet Thanh Nguyen occupe, selon Paul Nadal, une place à part : « Son roman a catapulté la littérature asiatique dans le mainstream », analyse-t-il. Collaborateur des pages « Opinion » du New York Times, Viet Thanh Nguyen soutient publiquement nombre de jeunes auteurs asiatiques-américains. Un sens de la communauté très fort qui compte pour beaucoup dans le dynamisme de cette scène littéraire. « Trouver des ancêtres et aider les plus jeunes, j’ai été éduqué dans cette tradition », affirme-t-il.
Il rend hommage à l’anthologie Aiiieeeee !. Publié en 1974 par les Howard University Press, la maison d’édition de l’université historiquement noire de Howard, ce recueil de textes d’écrivains d’origine asiatique est considéré comme le geste fondateur d’une communauté littéraire alors encore embryonnaire. Comme l’analysait, en 2019, le journaliste et professeur Hua Hsu dans un article du New Yorker consacré à Aiiieeeee !, « les anthologies sont l’affirmation d’un point de bascule : nous sommes là. Elles donnent aux communautés émergentes une forme, un nom, et une forme de portabilité. »
Dans les années 1990, à Berkeley, Viet Thanh Nguyen, décidément une cheville ouvrière majeure du mouvement, créa avec des amis Ink and Blood, qui deviendra, des années plus tard, le Diasporic Vietnamese Artist Network. Sa mission ? « Construire une communauté d’artistes vietnamiens partout dans le monde », précise-t-il, notamment en France. « Nous commençons à publier des textes, et nous voulons aussi traduire en anglais des auteurs de la diaspora vietnamienne, comme la Française Line Papin. » Il a aussi lancé la revue en ligne Diacritics dans le même esprit.
Elevé dans le quartier de Koreatown, à Los Angeles, par des parents immigrés coréens, Kirby Kim a « grandi en [s]e disant qu’il était normal d’être invisible en Amérique ». Aujourd’hui agent littéraire chez Janklow & Nesbit, l’une des plus importantes agences littéraires new-yorkaises, Kim a senti sa frustration venir sur le tard. « Petit, j’allais à l’école coréenne et à l’église coréenne, avant que mes parents me mettent dans une école privée, où j’ai fréquenté des WASP et des juifs. J’ai dès lors évolué dans un monde blanc, et je l’acceptais comme un état de fait. »
Malheureux dans ses études de droit, il se tourne vers le monde de l’édition en 2004 et, au fil des années, s’agace de plus en plus « d’être systématiquement la seule personne de couleur dans la pièce ». Et puis il y a, bien sûr, ces moments où il soumet le manuscrit d’un écrivain de couleur et s’entend répondre par sa hiérarchie qu’ils ont déjà « ce genre de livre » au catalogue. Il n’est alors pas le seul.
Diversifier les corps enseignants
En 1991, un petit groupe d’auteurs a fondé l’Asian American Writers’Workshop (AAWW), avec une idée en tête. « Au lieu de se contenter des miettes dans une industrie qui ne les représentait pas, ils ont décidé de construire leur propre communauté littéraire », raconte Jafreen Uddin, écrivaine et directrice exécutive de l’atelier. Au début des années 1990, cela se fait principalement en réaction à la non-inclusivité des programmes universitaires d’écriture créative, les fameux Master of Fine Arts, qui pèchent pas leur manque de représentativité et qui prendront ce pli au début des années 2000.
En 2006, quand Lan Samantha Chang, écrivaine d’origine chinoise, est nommée à la tête du plus réputé d’entre eux, le Iowa Writers’Workshop, elle est la première femme (et la première personne de couleur) à occuper cette position depuis la création de l’atelier, en 1936. Elle a beaucoup fait, depuis, pour diversifier les corps enseignants et étudiants de la vénérable institution. Moins réputé mais dynamique, l’AAWW s’enorgueillit d’offrir aux jeunes un encouragement indispensable.
Paru en septembre, le premier roman de l’écrivaine d’origine taïwanaise K-Ming Chang, Bestiary (Penguin Random House, non traduit), a fait grand bruit. Publiée pour la première fois dans la revue littéraire de l’AAWW à 16 ans, la toute jeune poétesse a d’ailleurs organisé la fête de lancement de son livre dans leurs locaux à New York.
La poésie, tremplin de choix
Comme Ocean Vuong, K-Ming Chang fait également partie de Kundiman. L’association démontre le rôle de la poésie dans l’univers littéraire asiatique-américain. Toujours considérée comme une niche, bien qu’en pleine explosion, notamment grâce aux réseaux sociaux, la poésie est un tremplin de choix pour les écrivains issus de minorités.
En 2020, pour la toute première fois de son histoire, l’anthologie annuelle The Best American Poetry était d’ailleurs chapeautée par une autrice d’ascendance asiatique, Paisley Rekdal, qui a enseigné dans les ateliers de Kundiman. « Les éditeurs de poésie sont petits et souvent indépendants ; ils se posent moins la question du marketing », analyse la directrice Cathy Linh Che. Ils font aussi le pont entre les écrivains débutants et l’industrie du livre : éditeurs et agents curieux vont y dénicher des nouveautés et font naître les emballements, comme le cas d’Ocean Vuong l’a montré.
S’il reconnaît une évolution dans la réception et la mise en avant de jeunes talents d’origine asiatique, l’agent Kirby Kim tempère cependant l’enthousiasme qui porterait à croire que les portes se sont définitivement ouvertes : « Il est vrai qu’une génération d’artistes est en train de s’imposer : des gens nés après 1990, qui ont confiance en eux et que l’on retrouve dans les médias, le cinéma, la télévision ou la mode. »
Il a en tête le succès du film Crazy Rich Asians, de Jon Chu, ou celui de l’essayiste Jia Tolentino. Mais il ajoute que, en ce qui concerne « l’engagement du monde de l’édition pour la diversité, on a déjà vu par le passé des collections dédiées aux écrivains issus de minorités se créer et être fermées deux ans plus tard… Dans l’ensemble, l’édition fonctionne de plus en plus comme Hollywood, où tout est comparé au dernier best-seller. »
Sans doute lassé d’être présenté comme le porte-drapeau d’une communauté, Ocean Vuong n’a pas souhaité être interviewé pour cet article. Une ambivalence que Viet Thanh Nguyen comprend fort bien : « Je n’ai aucun problème à ce qu’on dise de moi que je suis un écrivain asiatique-américain, même si je suis aussi juste un écrivain. Etre forcé de choisir, c’est accepter l’idée que, pour être un “vrai” écrivain, on doit tourner le dos à ce qui fait de nous une minorité. Or, être blanc en Amérique, c’est être libéré de l’obligation de l’identité collective ; devenir blanc, c’est se débarrasser de l’identité de ses ancêtres. C’est ça que l’on appelle le privilège blanc, mais c’est une affaire de pouvoir, une question très politique. » La littérature américaine n’en finit pas de laisser résonner des voix longtemps tues, de faire exister des expériences ignorées et de réinventer le grand roman national, son obsession depuis des décennies.