Winner of the Pulitzer Prize

Viet Thanh Nguyen takes revenge on Coppola

Florence Noiville asks Viet Thanh Nguyen about The Sympathizer and his refugee background in this interview for Livres

Une queue à n’en plus ­finir. Qui serpente sur le quai Saint-Michel et tourne dans la rue de la Bûcherie. Il y a là des touristes anglophones, Américains, Australiens. Et aussi des Vietnamiens, comme cette dame voûtée qui murmure à l’oreille d’une petite fille. Nous sommes à Paris, en juin. Viet Thanh Nguyen arrive de Los Angeles pour – entre autres – une lecture à la librairie Shakespeare and Company. Ceux qui le connaissent ne le manqueraient pour rien au monde. Les autres s’approchent, curieux. « Viet qui… ? » « Thanh Nguyen… the Pulitzer Prize… »

Pulitzer mais aussi Edgar Award, Andrew Carnegie Medal, Dayton Literary Peace Prize… : avec son premier roman, Le Sympathisant, paru en 2015 aux Etats-Unis, Thanh Nguyen a raflé toutes les récompenses possibles. Ce qui ne manque pas de sel pour qui répète à l’envi : « Je l’ai écrit pour moi. Pour moi seul. Le dernier de mes soucis était de plaire à quiconque. »

L’atmosphère sidérée de ce printemps 1975

Tout de noir vêtu, la mine fraîche et poupine, l’homme nous attend là-haut, au premier étage de la mythique librairie. Un mot pour Hemingway, cet ancien familier des lieux. Un salut à sa fondatrice, Sylvia Beach (1887-1962) – « Quelle femme ! Quand je pense qu’elle a refusé de vendre Finnegans Wake, de Joyce, à un nazi ! » Et puis, sans tarder, c’est une autre guerre dans laquelle il nous entraîne. Celle du Vietnam, où il est né en 1971, à Buon Ma Thuot, la capitale du café, dans les Hauts Plateaux. « Mes parents venaient du Nord. C’étaient des catholiques qui, comme tant d’autres, ont été persuadés par les prêtres de leurs paroisses que, s’ils restaient là, les communistes les massacreraient tous. » Nguyen suggère que cette rumeur était peut-être amplifiée par la CIA, notamment par un certain colonel Lansdale, que Graham Greene prendrait plus tard comme modèle pour le personnage d’Alden Pyle dans Un Américain bien tranquille (Robert Laffont, 1956). « Bref, mes parents se sont installés au sud, en 1954. Mais à la chute de Saïgon, il a fallu fuir de nouveau… »

C’était en avril 1975. Le Sympathisant évoque avec virtuosité l’atmosphère sidérée de ce printemps-là. L’incrédulité ambiante. « Nous ne pouvions pas croire que Buon Ma Thuot avait été saccagée (…). Nous ne pouvions pas croire que notre président Thieu [Nguyen Van Thieu, président de la République du Vietnam de 1965 à 1975], dont le nom ne demandait qu’à être recraché de la bouche, avait inexplicablement ordonné à nos forces qui défendaient les Hauts Plateaux de battre en retraite. Nous ne pouvions pas croire que Da Nang et Nha Trang étaient tombées et que nos troupes avaient fait des milliers de morts en tirant dans le dos des civils qui cherchaient désespérément à fuir sur des péniches et des bateaux. »

Parmi ces civils, il y a la famille Nguyen. Embarquée sur un cargo pour les Etats-Unis, elle échoue d’abord dans un camp de Pennsylvanie. Puis, après de douloureuses péripéties, à San Jose, Californie, où les parents ouvrent une boutique d’alimentation. En 1975, le petit Viet n’a que 4 ans. Mais il revoit ses parents travailler « quatorze heures par jour, sept jours sur sept ». Surtout, il apprend en anglais un mot nouveau. Trois syllabes qui vont lui coller à la peau : réfugié.

Grandir dans un pays à qui l’on doit tout mais qui a « saccagé » le vôtre

« Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai jamais cessé de me voir comme ça : un réfugié. » Il prononce « rèfioudgiiii » et sa pensée semble se perdre dans les ondulations mélancoliques de cette longue voyelle. Il insiste : « Réfugié. Pas immigréC’est toute la différence. » On lui fait remarquer que le réfugié qu’il est a brillamment réussi : doctorat à Berkeley, professeur à l’université de Californie du Sud et maintenant Prix Pulitzer. « Oui, admet-il. Certains voudraient même me présenter comme une incarnation de l’American dream. “You’ve made it, right ?” Il est vrai que ce pays m’a offert beaucoup d’opportunités. Mais si j’ai écrit un roman de guerre, ce n’est pas un hasard. Trop d’Américains veulent croire que l’histoire des Asiatiques commence quand ces derniers posent le pied en Amérique. Ils oublient que s’ils sont là, ces Coréens, ces Vietnamiens, ces Philippins… c’est, pour la plupart, à cause des guerres que les Etats-Unis sont allés mener en Corée, au Vietnam, aux Philippines… »

On imagine le défi. Grandir dans un pays à qui l’on doit tout mais qui a « saccagé » le vôtre. Penser en même temps la chance et le deuil. Vietnamien-Américain, Nguyen s’est construit sur ce grand écart perpétuel. Non seulement il est d’ici et d’ailleurs, mais il « sympathise » avec chaque camp. Exactement comme son narrateur. Un type tellement clivé que – c’était tentant – l’auteur en a fait « un espion, une taupe, un agent secret ». Bref, un homme au « visage double » et « aux deux cerveaux ». Les cerveaux collés de deux frères siamois : lui et lui-même. Pourtant, note-t-il dès la première page, « je n’ai rien d’un mutant incompris (…). Simplement, je suis capable de voir n’importe quel problème des deux côtés ».

Pour Viet Thanh Nguyen, ce talent – ou cette malédiction ? – s’est révélé l’année de ses 10 ans. Ses parents venaient de faire l’acquisition d’un magnétoscope. C’est sur cet appareil qu’il a découvert le film de Coppola Apocalypse Now (1979). « Je le regardais en bon petit Américain. Jusqu’à ce moment impossible où je n’ai plus su à qui m’identifier. A Marlon Brando, l’épouvantable colonel Kurtz qui esthétisait la barbarie ? Aux Vietnamiens, qui mouraient sans pouvoir dire un mot et qui n’étaient au fond, que de simples ­figurants ? » Confusément, le petit garçon se dit que cette représentation-là cloche. Qu’elle ne contient rien de ce qu’il a toujours entendu de la bouche de ses proches. Et qu’un jour, peut-être, il faudra qu’il fasse « quelque chose ».

Sans intermédiaire ni traduction ni note de bas de page

Ce « quelque chose », serait-ce ce roman – où, ironiquement, le narrateur devient « consultant en authenticité » sur le tournage d’un film hollywoodien dont il voudrait tellement faire autre chose qu’une « épopée sur des Blancs sauvant les bons Jaunes des mauvais Jaunes » ? « Oui, répond Nguyen. Vous comprenez pourquoi je disais l’avoir écrit sans souci de plaire. Ni aux agents littéraires, ni aux éditeurs, ni même aux lecteurs américains. Parce que tous, aux Etats-Unis, sont majoritairement blancs. » Pourtant l’opinion américaine, même blanche, anglo-saxonne et protestante, n’a-t-elle pas toujours été profondément divisée sur la question du Vietnam ? « Bien sûr, convient-il. Mais en Amérique, quand un auteur issu d’une minorité écrit, il a souvent en tête, consciemment ou non, l’idée de courtiser ce public-là. » Lui, Nguyen, voulait échapper à ça. Comme il voulait rester à distance de la ligne officielle vietnamienne. Celle, par exemple, du Musée de la guerre à Ho Chi Minh-Ville ? « Celle en tout cas qui fait des Vietnamiens des martyrs. Et gomme systématiquement leur passé guerrier. »

Bref, il voulait être libre. C’est pourquoi il a rédigé son histoire sous la forme d’une confession d’un Vietnamien à un autre Vietnamien. Sans intermédiaire ni traduction ni note de bas de page. Après avoir fait ce choix, il s’est senti pousser des ailes. Le roman lui est venu à toute vitesse. Le texte jaillissait de lui. « Une expérience extatique », conclut-il en souriant. Etait-ce là, longuement mûrie, sa réponse à Hollywood ? Il hoche la tête. « Plutôt ma revanche, sourit-il à nouveau. Ma revanche sur Francis Ford Coppola ! »

CRITIQUE

Le Sympathisant (The Sympathizer), de Viet Thanh Nguyen, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Baude, Belfond, 504 p., 23,50 €.

Dans le langage courant, le « sympathisant » est celui qui n’appartient pas à un parti, mais en épouse les vues. Etymologiquement, c’est celui qui fait preuve de « sumpatheia » – en grec, de « participation à la souffrance d’autrui ».

Dans Le Sympathisant, de Viet Thanh Nguyen – certainement l’un des romans les plus impressionnants de cette rentrée –, le narrateur est les deux à la fois. Conçu par un prêtre catholique français et une Vietnamienne, ce « demi­citron » – comme disent ceux qui le méprisent – est « naturellement prédisposé à la compassion ». Un avantage et un inconvénient dans son métier d’espion. Car l’homme est aussi une taupe des Vietcongs infiltrée dans le régime sud-vietnamien.

Travaillant pour un certain Man, qu’il rencontre dans des lieux saints, il est d’abord chargé d’organiser la fuite d’un général américain après la débâcle de Saïgon. Puis de continuer, aux Etats-Unis, à espionner ce militaire qui rêve d’une « mission de la dernière chance » : un retour au ­Vietnam via la Thaïlande…

Ecrite sous le signe de Graham Greene, cette confession d’un agent secret est plus qu’un roman politique anti-impérialiste. C’est une réflexion subtile sur les ambiguïtés de l’Histoire « comme farce et comme tragédie ». Une méditation douloureuse sur la valeur des idéaux.

A propos de Graham Greene, Mauriac, dans sa préface à La Puissance et la Grâce (Robert Laffont, 1948), écrivait que « ce livre s’adress[ait] providentiellement à la génération que l’absurdité d’un monde fou prend à la gorge ». Soixante-dix ans plus tard, on pourrait en dire autant du Sympathisant, Nguyen n’y prêchant finalement pour aucune cause évidente, ni la religion ni la révolution, encore moins le capitalisme. Peut-être seulement la force des mots et le miracle de la vie ?

Extrait

« Je n’ai pas envie de faire carrière à Hollywood, dis-je (…). Mais si j’écrivais un scénario sur le Far West et que j’appelais tous les indigènes des Indiens ? Vous voudriez savoir si la cavalerie se bat contre des Navajos, des ­Comanches ou des Apaches, non ? De même, j’aimerais savoir si, quand vous dites que ces gens sont des Montagnards, on parle des Brou, des Nung ou des Tay.

Je vais vous confier un secret, m’avait répondu l’Auteur. Vous êtes prêt. Voilà. Tout le monde s’en branle.

Ma stupéfaction muette l’avait amusé. (…) J’avais échoué. L’Auteur ferait Le Sanctuaire comme il l’entendait (…). Et son arrogance annonçait une nouvelle ère, car cette guerre était la première dont l’histoire serait racontée par les vaincus et non par les vainqueurs. » (page 177)

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