Winner of the Pulitzer Prize

L’ironie au secours du réel

Sophie Creuz of L’Echo reviews The Sympathizer by Viet Thanh Nguyen.

“Le Sympathisant” est un roman de philosophie politique dans un roman d’espionnage. 4/5

Quel livre étonnant! La tragédie de la guerre et des boat people racontée de l’intérieur, avec une singulière ironie. Viet Thanh Nguyen (1971) avait quatre ans à la chute de Saïgon lorsque sa famille a fui. On se souvient des Sud-Vietnamiens coincés entre la mer et les Vietcongs du Nord. On se souvient aussi de notre romantisme d’alors pour la cause du peuple, contre l’impérialisme américain soutenant un régime corrompu.

L’histoire nous a appris depuis à nuancer nos illusions, et c’est aussi ce qu’entreprend ce roman subtil, qui entre dans la schizophrénie de patriotes contraint de quitter un pays pour lequel ils se sont battus, par lequel ils ont souffert, pour gagner une Amérique qui ne les attend pas, elle qui pourtant se posait en modèle. Faut-il en rire ou en pleurer? L’auteur prend le parti de rire – un rire jaune si vous m’autorisez ce jeu mot douteux – dont l’auteur se joue aussi, comme si l’ironie seule pouvait sauver du cynisme.

Un roman d’espionnage donc, avec ses codes, ses messages secrets, ses belles tentatrices pour démonter, tous les clichés sur les Asiatiques. Des clichés, que les premiers intéressés ont parfois intégrés, contaminés par l’imagerie que Hollywood leur donne d’eux-mêmes. Une image puérile, insultante ou inexistante. Qui sont-ils? Sous un faux air de James Bond rocambolesque, ce roman aborde des questions fondamentales et douloureuses sur l’identité, la liberté individuelle versus l’idéologie, mais aussi sur le racisme banalisé et l’exil. Comment choisir entre tradition et modernité, en particulier pour les femmes, entre soi et soi? Autre schizophrénie d’une impossible fidélité.

Par ce ton faussement candide, parfaitement averti pourtant de toutes les perversions, en particulier de celle qui prétend vous sauver des vôtres, et par la moiteur tropicale, on songe, à “Un Américain bien tranquille” de Graham Greene. L’homme qui nous parle – il ne nous dira jamais son nom – se confie à un commissaire politique sans visage, son ami d’enfance, dans un repentir typique des régimes autoritaires. Pourtant, il est communiste, mais il a le tort d’étudier et de vivre aux Etats-Unis, de préférer le rock’n’roll au sirop édifiant, d’apprécier le whisky sans glace et la liberté sexuelle, des plaisirs plus concrets que les promesses de lendemains radieux.
Auxquels il croit aussi. Surtout il a contre lui une lucidité contre-révolutionnaire et une compassion chrétienne pour son prochain, pour ces Français, Américains, Vietnamiens qui à coup de chicote ou de napalm, veulent tous rééduquer les autochtones pour leur bien. Terrifiante tentation du Bien… Issu d’un prêtre catholique français et d’une pauvre servante du Vietnam du Nord, il a reçu à la naissance cette bâtardise qui l’empêche de choisir un camp et le prédestine à ne croire en rien, sauf en l’amour, et à devenir agent double.

Réflexion sur l’identité

Auteur de plusieurs essais sur le souvenir de la guerre qui hante les rescapés, professeur d’université sur les questions d’ethnicité, Viet Than Nguyen porte sa réflexion sur l’identité. Quelle est-elle pour les Américains d’ascendance étrangère – on pourrait dire aussi les Européens – renvoyés perpétuellement à la question des origines qu’ils portent sur le visage; et qu’en est-il de leur représentation? Celle que nous avons d’eux et celle qu’ils ont d’eux-mêmes. Tragique et comique à la fois, le narrateur se retrouve à un moment conseiller sur un film américain dans lequel il est difficile de ne pas reconnaître “Apocalypse Now”.

Il n’est qu’un alibi de légitimité et tente de donner une dignité à ses compatriotes, réduits au rôle de figurants de leur propre histoire. Aucun héros parmi eux, le scénario les fait mourir avant le générique. Extraits des camps de réfugiés, ces acteurs d’un jour sont enrôlés pour jouer les tortionnaires vietcongs qu’ils ont fuis… Mieux vaut en rire, c’est le parti que prend ce roman atypique, jouissif, secouant, intelligent, et qui tend un miroir à la bêtise.

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