Philippe Chevilley reviews Viet Thanh Nguyen’s The Sympathizer. Originally published on Les Echos.
La guerre du Vietnam revue et corrigée par un étonnant agent double : cette épopée mi-tragique, mi-burlesque, premier roman d’un jeune écrivain américain d’origine vietnamienne, a été couronnée du prix Pulitzer 2016.
Viet Thanh Nguyen a une double origine : né au Vietnam en 1971, il a fui son pays avec sa famille après la chute de Saigon pour les Etats-Unis et est devenu citoyen américain. Le héros de son premier roman, « Le Sympathisant », est lui-même un agent double : une « taupe » pas tout à fait comme les autres, qui espionne un général des services secrets du Sud-Vietnam (allié des Américains) pour le compte des Viêt-cong, mais avec le souci constant de faire la part des choses. « Je n’ai rien d’un mutant incompris, sorti d’une bande dessinée ou d’un film d’horreur. Simplement, je suis capable de voir les choses des deux côtés », déclare-t-il au début de sa longue confession.
Tout au long du récit qu’il livre de la chute de Saigon (1975), puis de l’exil aux Etats-Unis avec les militaires défaits, et de la tentative désespérée de ces derniers pour reconquérir leur pays à partir de la Thaïlande, il nous offre cette vision duale, cognant tour à tour sur les uns et sur les autres, ou au contraire se laissant aller à de sincères élans de sympathie – notamment pour ses deux frères de sang, Bon et Man, qui ont choisi des camps opposés. Au lieu de créer la confusion, cette ambiguïté revendiquée fait appréhender comme jamais l’absurdité et la barbarie du conflit vietnamien, les espoirs vite déçus de la révolution fomentée par Hô Chi Minh, l’arrogance des grandes puissances, Etats-Unis, en tête. Avec l’élégance courtoise d’un diplomate, un humour dévastateur et un rien de tendresse, Viet Thanh Nguyen, par la voix de son « Sympathisant », dit son fait à l’Amérique, brocarde son optimisme forcé, son simplisme, ses compassions feintes et son racisme indécrottable. La force et la subtilité de son propos, dans le fond comme dans la forme, expliquent l’immense succès du roman outre-Atlantique, récompensé du prix Pulitzer en 2016.
« Nous vivrons ! »
« Le Sympathisant » est un héros de notre temps, complexe dans un monde complexe. De l’identité douloureuse de l’agent double, né « bâtard » d’une mère vietnamienne et d’un missionnaire français, au bras de fer sans fin auquel se livrent l’Amérique et l’URSS, en attisant les haines au sein d’un même peuple, tout apparaît biaisé et désespéré. Dans les prisons sud-vietnamiennes et les camps de rééducation communistes du Vietnam réunifié, le déni d’humanité est le même, seules diffèrent les méthodes de torture, les unes inspirées par la CIA, les autres par le KGB. Tenté par le nihilisme, notre espion déboussolé se raccroche à sa morale duale : la haine a pour pendant l’amour, et la mort, inéluctable, doit être défiée jusqu’au bout : « Nous jurons de tenir, sous peine de mourir, cette seule promesse : nous vivrons ! »